notation du mouvement
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CONTEXTE QUESTIONS A JÁNOS FÜGEDI
 
János Fügedi est notateur-chercheur à l'Institut de musicologie de l'Académie hongroise des sciences et professeur de notation à l'Académie hongroise de danse.
 
János, pouvez-vous nous présenter l'histoire de l'Institut ainsi que ses activités dans le domaine de la recherche en danse?
La recherche en danse inclut en général tous les genres de danse, mais nos recherches se limitent à la danse hongroise traditionnelle ou, dans un sens plus large, à la culture de danse populaire dans le bassin des Carpates.
L'histoire de la recherche en danse traditionnelle hongroise remonte au début du XXe siècle. Elle commence avec la collecte de descriptions des danses, des coutumes, de la vie chorégraphique, et de la littérature connexe. Des captations filmées sont tournées dans le milieu des années vingt, mais très peu (environ 1000 mètres de pellicule jusqu'en 1945).
Après 1945, la recherche en danse populaire bénéficie d'un soutien institutionnel significatif et une dizaine d'années plus tard des documents majeurs ont été produits. La collection de films, tournés dans une centaine de villages, totalise alors 10000 mètres de pellicule. La collection s'est par la suite régulièrement enrichie, notamment grâce à György Martin (1932-1983), directeur de recherches, qui a joué un rôle extraordinaire pour le développement du fonds. Aujourd'hui, la collection totalise 370000 mètres de pellicule de films noir et blanc, soit une durée estimée à 700 heures, résultant d'environ 1500 recherches de terrain. Elle est conservée dans les archives de l'Institut de musicologie.
(Je dois signaler que les films sont tournés en noir et blanc par choix délibéré : nous construisons des archives et jusqu'à présent seul ce support a prouvé qu'il pouvait durer plus de cent ans. Nos captations vidéo servent de documents complémentaires. Les technologies numériques offrent peut-être des solutions plus pérennes.)
La recherche en danse populaire hongroise ne se limite pas à filmer les danses des populations paysannes. Au-delà des documents primaires produits sur place (films, photos, enregistrements de musiques, entretiens) les chercheurs ont vite réalisé que pour analyser et comparer les danses, ils devaient transcrire la danse sur papier, en notation de danse qui devait être intégrée à leur travail.
La notation Laban fut introduite vers 1950 comme outil pour produire des documents secondaires et aujourd'hui les archives notées de l'Institut de musicologie comptent près de 1400 notations de danses des territoires mentionnés précédemment. Un article ou un livre sur la danse populaire n'est considéré comme scientifique en Hongrie que si la thèse exposée est soutenue par des notations des danses documentées. Les conclusions ne sont estimées fiables qu'à cette condition.
 
Pouvez-vous nous décrire un de vos derniers travaux de terrain?
La première condition pour conduire un travail de terrain fructueux est de trouver les villages ou zones où des danses populaires authentiques, improvisées, se déroulent, et où le savoir pour créer de telles danses reste vivant. À l'heure actuelle, ces endroits se font rares.
Sur le terrain, après avoir trouvé les "informateurs" sur la danse, la recherche nécessite au moins deux autres étapes. La première est d'obtenir des informations sur les coutumes de danse, les manifestations dansées, les types de danses et d'identifier les meilleurs danseurs. Nous devons aussi trouver les musiciens qui connaissent les mélodies et leurs accompagnements. Puis nous nous mettons d'accord sur une seconde date une semaine ou deux plus tard, pour revenir et faire les enregistrements - la seconde étape. Ces personnes vivent généralement dans de petits villages éloignés. Nous nous y rendons en voiture avec notre équipement : caméra, vidéo, appareils photo, magnétophones éclairages, et matériel divers, un équipement lourd et encombrant. À la seconde visite nous répétons l'organisation, mais cela prend moins de temps. Les longs préparatifs culminent alors en ces heures intenses durant lesquelles nous tournons et les danseurs - parfois après beaucoup de persuasion, n'oublions pas qu'ils sont âgés, très âgés - dansent. Mais une fois lancés, vous ne pouvez plus les arrêter. Ces manifestations artificiellement créées deviennent réelles. Elles font renaître une mémoire cinétique oubliée, liée à des émotions plaisantes. Le plaisir de danser est inspiré par la mélodie fascinante, les autres danseurs, le public, les habitants du village qui se réunissent, mais aussi par une inspiration également importante du au vin et eaux-de-vie...
La suite des travaux est moins romantique. Les films sont développés, puis catalogués et stockés avec les enregistrements sonores dans des réserves avec air conditionné. Si les résultats du travail de terrain doivent être publiés et analysés, les danses sont notées. Lors du travail de terrain il n'est pas possible de demander au créateur/interprète (le paysan danseur) de répéter exactement ce qu'il ou elle a fait la minute précédente pour noter sur place. Nos danses populaires, comme la plupart des danses du bassin des Carpates, sont par nature improvisées, leurs tempi vont de allegretto à presto, et elles sont généralement complexes dans l'utilisation du rythme et du corps.
Nous notons donc ultérieurement, hors de l'action sur le terrain, d'après les enregistrements en film ou vidéo. Pour regarder les films et analyser les mouvements mon équipement préféré est une table de montage de film, où l'on peut explorer la séquence dansée à différentes vitesses, ou image par image, et se déplacer dans la séquence avec facilité. L'écran est de bien meilleure qualité que celui d'une télévision ou d'un moniteur, et est moins fatigant à regarder durant des heures.
 

Vous avez travaillé dans ce domaine depuis une quinzaine d'années. Voyez-vous une évolution du statut de la danse traditionnelle? La recherche en danse suit-elle cette évolution?
"Une évolution du statut de la danse traditionnelle" - la question est sur deux plans, selon ce que l'on désigne par danse traditionnelle.
La danse traditionnelle authentique, la culture vivante des paysans décline vite. La dernière génération de Hongrois ayant encore ce savoir a environ 70 ans, et la chaîne de transmission a été rompue. Par conséquent cette expertise particulière va disparaître avec cette génération, dans un futur proche. Nos recherches se concentrent sur ces danses et nous essayons le plus possible de les préserver. Malheureusement nos soutiens sont limités et nous sommes notamment en retard dans nos moyens techniques.
Par ailleurs la danse traditionnelle se développe dans les communautés urbaines de Hongrie, avec un mouvement revivaliste en pleine expansion : il y a de nombreux ensembles amateurs ou professionnels, les "maisons de la danse" - des clubs de danse traditionnelle - représentent une sous-culture urbaine très vivante dans la jeune génération. Une consécration récente pour la danse traditionnelle est avoir été intégrée dans le cursus de l'éducation générale, et en conséquence un grand nombre de professeurs de danse traditionnelle sont formés à l'Académie hongroise de danse.
Ma réserve sur le mouvement revivaliste en danse est qu'il n'y a pas eu de véritable transmission. La danse traditionnelle en milieu urbain copie des formes figées et n'est pas en mesure de générer de nouvelles formes. Pour cette raison, afin d'alimenter leurs besoins, les revivalistes poussent les chercheurs à trouver constamment du matériel nouveau. Ou bien ils vont eux-mêmes faire des "recherches" pour trouver de nouvelles "sources", de nouvelles "inspirations". Ils apprennent les "motifs", les courtes séquences caractéristiques de mouvement, et les règles pour les agencer, les règles d'improvisation. Mais aucun ne peut créer de nouveaux motifs ou de nouvelles règles.
Je n'irai pas dans une analyse esthétique approfondie, mais il faut être conscient de ce phénomène : un motif de danse populaire est parfaitement composé, il reflète expressivement la "vie intérieure" et les émotions des danseurs, et l'usage commun le modèle jusqu'au point où il peut être diffusé et intégré à la tradition.
Les motifs et la structure sont apparents, mais le processus de création est secret. La dernière génération possède encore ce savoir - les familles de bons danseurs ont leurs propres motifs, transmis de père en fils, et ils dansent également les motifs communs. Comment ces motifs "privés" ont-ils été créés? Pourquoi la génération actuelle urbaine est incapable de créer un seul motif véritable? Au-delà de la préservation, la recherche peut faire cela : découvrir le processus unique, caché. Pour répondre à votre seconde question, en cas de réussite notre recherche consisterait non pas à suivre l'évolution, mais à la ré-initier.
 

Un grand nombre de danses traditionnelles intègrent une pratique d'improvisation. Comment prenez-vous en compte cela dans vos notations?
Il me semble que l'improvisation en danse traditionnelle suit une approche fondamentalement différente de l'improvisation en danse moderne. La danse traditionnelle est très structurée, il n'y a pas d'improvisation dans l'exécution des motifs, les courtes séquences de mouvement sont fixées. L'improvisation se manifeste par le choix de la séquence dans laquelle le danseur utilise ces motifs. Parfois la séquence implique une légère modification du motif originel. Il arrive qu'un motif de base soit augmenté ou diminué, mais rarement en cours d'improvisation : de tels motifs deviennent des éléments constitutifs permettant de construire la séquence improvisée.
Je note en général chaque infime mouvement - plus la danse sera improvisée, plus détaillée sera la notation. Une analyse ultérieure permet de discerner le motif de base, les variations de ce motif, et de voir si l'agencement de la séquence relève de règles d'improvisation ou tient de la coïncidence. Pour arriver à des conclusions pertinentes nous devons étudier un grand nombre d'exécutions d'un même danseur ainsi qu'un grand nombre d'exécutions de plusieurs danseurs du même village ou territoire élargi. Dans tous les cas la notation est essentielle. Sans elle il n'y a pas moyen de repérer les variations et "astuces" des danseurs. C'est d'autant plus vrai lorsqu'il s'agit de bons danseurs car intentionnellement ils s'ingénient à danser chaque fois différemment. Étudier l'improvisation requiert une bonne connaissance et de la danse et du danseur.
 
Les résultats de vos recherches et de celles de vos collègues sont archivés mais aussi souvent publiés. Dans le domaine de l'ethno-choréologie pouvez-vous nous donner un aperçu de l'activité éditoriale en Hongrie?

L'activité éditoriale très vivante justifie qu'un notateur de danse traditionnelle à plein temps soit en poste au Centre de recherche en danse traditionnelle de l'Institut de musicologie de Hongrie. Des centaines d'articles ont été publiés, principalement lors des cinquante dernières années, et ont été au minimum publiés sous forme de résumé dans des monographies ou des ouvrages généraux traitant de nos thèmes de recherche.
Les monographies se décomposent en trois grandes catégories.
Les monographies régionales - les plus accessibles - introduisent les danses et la vie chorégraphique dans des villages ou bassins de population plus larges. Cette catégorie constitue la grande part de nos publications. Voici une sélection de quelques exemples, ne mentionnant que des livres (voir les références bibliographiques en fin d'entretien) : Martin (1955), Halmos et.al. (1988), Martin (1999), Kaposi (1999), Takács et Fügedi (1992), Ratkó (1996).
Les monographies par type, une autre catégorie, se concentrent sur un seul type de danse. La monographie de Martin (1979) sur les danses en cercle hongroises et ses équivalents européens est un ouvrage capital de cette catégorie. Mentionnons également l'ouvrage de Lányi et al. (1983) sur les danses en cercle pour hommes ainsi que l'ouvrage de Pesovár (1997) sur l'histoire et les types de danses en couple hongroises.
Les monographies sur des personnalités marquantes de la danse, dont le talent se manifeste par des représentations dansées exceptionnelles, constitue la troisième catégorie. L'ouvrage de Karsai et Martin (1989) en est un exemple, et de nouveaux titres vont bientôt être publiés.
Citons enfin deux livres donnant un aperçu général de la tradition hongroise en danse populaire. Pesovár et Lányi (1974) se sont intéressés aux danses elles-mêmes et ont publié les notations de 40 danses sélectionnées parmi les différents types et les différentes régions de culture hongroise. Le 6e volume de la collection sur le folklore hongrois (Dömötör 1990) regroupe une sélection d'études sur les principaux types de danses hongroises et leur histoire. Cet ouvrage est enrichi de nombreuses notations.
Nous sommes passablement en retard dans le domaine de la publication du matériel audiovisuel filmé lors de nos recherches de terrain, bien que ce matériel soit sans doute le cœur de notre collection. La raison n'est pas uniquement technique. En tant que chercheurs d'un établissement scientifique nous devons publier, or dans le milieu académique sont reconnues les publications écrites mais pas les publications audiovisuelles. Je crois qu'à l'avenir ceci doit évoluer, et je vais faire des démarches en ce sens.
 
Vous enseignez la notation à l'Académie hongroise de danse. Quelle est la place de la notation dans le dispositif pédagogique de l'Académie?
C'est une question délicate. La direction de la danse classique de l'Académie de danse a malheureusement récusé ouvertement le besoin de notation. Cependant le milieu de la danse traditionnelle en Hongrie utilise tant la notation que cette discipline n'a pu être exclue de la formation de formateurs. Ma chère professeur Mária Szentpál, le remarquable ethno-choréologiste György Martin et son collègue notateur Ágoston Lányi en doivent être remerciés
Enseignant la notation depuis une vingtaine d'années je commence seulement à me rendre compte des problèmes et raisons du peu d'efficacité de l'éducation en notation.
Je constate de mon expérience que l'enseignement de la notation "flotte" seul au milieu des cours d'autres disciplines. Nous enseignons la notation pour la notation et celle-ci est utilisée seulement pour reconstruire des danses notées. C'est un serpent qui se mord la queue : des experts font des notations pour des spécialistes. Nous n'avons pas assez de temps pour enseigner la notation jusqu'au niveau où elle pourrait être pleinement utilisée. Cependant notre enseignement se focalise sur le "solfège", les règles, l'orthographe au lieu de mettre en valeur l'analyse du mouvement qui pourrait être reliée aux autres disciplines de l'éducation en danse. De plus la notation n'étant pas intégrée aux cours pratiques importants où mouvement et méthodologie sont enseignés, il n'est pas étonnant que les étudiants trouve la notation inutile.
Nous devons aussi comprendre cette donnée : la notation de danse est une matière dans laquelle le savoir déclaratif (syntaxe et analyse) requiert et se réfère à un savoir procédural (danser), ce qui est souvent inhabituel et "inconfortable" pour les danseurs : il y a un écart entre une représentation textuelle (notation) et une représentation mnémonique du mouvement en général non consciente. Même pour un danseur exercé le transfert de la notation en mouvement est difficile et il ou elle ressent ce transfert lent. Sans compter que la notation devient de plus en plus complexe dès qu'elle traite de danse en couples, de manipulations d'objets, de références externes.
À mon sens, ces deux principaux problèmes indiquent les orientations pour modifier l'utilisation et l'enseignement de la notation. D'une part la notation devrait être intégrée de toutes les manières possibles dans les autres disciplines. Je crois que cette intégration implique de faire des modifications dans l'utilisation du système. Nous avons commencé ceci à l'Académie hongroise de danse et j'ai d'excellents partenaires comme Zoltán Farkas, Péter Lévai et d'autres dans le domaine de la méthodologie pour l'apprentissage de la danse. D'autre part la méthodologie pour l'enseignement de la notation en elle-même doit s'améliorer, et sans doute le système doit-il-être modifié, simplifié, et s'approcher de la mémoire générale de représentation du mouvement. Ces deux orientations de développements pédagogiques requièrent des plans, des expérimentations, des efforts, des soutiens, et du temps. Peut-être d'ici un siècle pourrons-nous remarquer des avancements concluants...
 


Références bibliographiques

Dömötör, Tekla (ed.), Magyar néprajz VI. Népzene, néptánc, népi játék (Folklore hongrois. Vol. VI. Musique populaire, danse populaire, jeux populaires), Akadémiai Kiadó, Budapest, 1990.

Halmos, István, Lányi, Ágoston, Pesovár, Erno, Vas megye tánc- és zenei hagyománya (Traditions de danse et musique [du canton] de Vas), Szombathely, 1988.

Kaposi, Edit, Bodrogköz táncai és táncélete 1946-1948 (Les danses et la vie chorégraphique [de la région] de Bodrogköz), Planétás, Budapest, 1999.

Karsai, Zsigmond, Martin György, Lorincréve táncélete és táncai (Les danses et la vie chorégraphique [du village] de Lorincréve.) MTA Zenetudományi Intézet, Budapest, 1989.

Lányi, Ágoston, Martin, György, Pesovár, Erno, A körverbunk. Története, típusai és rokonsága (La verbunk [danse de recrutement] en cercle. Son histoire, ses types et ses correspondances), Zenemukiadó, Budapest, 1983.

Pesovár, Erno, A magyar páros táncok (Les danses de couples hongroises), Planétás, Budapest, 1997.

Martin, György, Bag táncai és táncélete (Les danses et la vie chorégraphique [du village] de Bag), Néptáncosok kiskönyvtára 16-18, Muvelt Nép, Budapest, 1955.

Martin, György, A magyar körtánc és európai rokonsága (Les danses en cercle hongroises et leurs correspondances européennes), Akadémiai Kiadó, Budapest, 1979.

Martin, György, A sárközi–duna menti táncok motívumkincse (Les motifs des danses de Sárköz sur le Danube), Planétás, Budapest, 1999.

Pesovár, Erno, Lányi, Ágoston, A magyar nép táncmuvészete. Néptánciskola I-II (L'art de la danse des Hongrois), Népmuvelési Propaganda Iroda, Budapest, 1974.

Ratkó, Lujza, A tánc mint tradíció a nyírségi paraszti kultúrában (La danse comme tradition dans la culture paysanne de la région de Nyírség), Sóstói Múzeumfalu Baráti Köre, Nyíregyháza Sóstófürdo, 1996.

Takács, András, Fügedi, János, Gömöri népi táncok (Les danses populaires [de la région] de Gömör), Madách, Bratislava, 1992.

[Signalons pour les lecteurs francophones un livre traduit du hongrois : Martin, György, Les danses populaires hongroises, Corvina, Budapest, 1974. Ouvrage disponible au prêt à la Bibliothèque Forney, Paris.]

 

Entretien fait par e-mail, juillet 2002, par Marion Bastien